Dix jours après l’examen d’une motion au Parlement demandant « des excuses officielles à la France », le président tunisien répond à l’invitation d’Emmanuel Macron.
Les élus se succèdent à Tunis, les usages diplomatiques perdurent. Une fois installé dans le palais de Carthage, le président de la République tunisienne réserve sa première visite officielle à Alger, « le frère », la capitale régionale. Hirak oblige, Kaïs Saïed – qui suscite un espoir parmi la jeunesse du Maghreb (il est intègre, soucieux du social et épris de la loi) – a dû attendre l’élection contestée d’Abdelmadjid Tebboune à El Mouradia le 12 décembre. Le 2 février, il foulait enfin le sol algérien. Pour l’Europe, la France demeure le premier partenaire. Les échanges commerciaux entre les deux pays sont favorables à Tunis. Politiquement, malgré le soutien de Paris à la dictature Ben Ali et la proposition d’envoyer des forces de l’ordre tricolores durant la révolution, proposition qui coûta son poste à Michèle Alliot-Marie alors ministre des Affaires étrangères et européennes de Nicolas Sarkozy, les liens sont demeurés solides de Hollande à Macron. Une récente plénière au palais du Bardo a cependant suscité doutes et interrogations.
« Une relation névrotique à l’Occident »
C’est Al Karama, dix-huit députés d’obédience islamo-populiste, qui a embarqué la représentation nationale dans cette plénière marathon sur un sujet qui relève des prérogatives du président de la République. 217 députés ont examiné durant quinze heures une motion qui demandait des excuses officielles de la France pour les crimes commis durant le protectorat » et après (« pillage économique » etc.). La motion a obtenu soixante-dix-sept voix pour, quarante-six contre et cinq abstentions. Quatre-vingt-neuf avaient jugé plus prudent de ne pas participer au vote. Motion rejetée, la majorité nécessitant cent neuf voix. Motion qui n’a aucun caractère légal et contraignant. Le débat a laissé des traces dans l’opinion et provoqué des migraines des deux côtés de la mer Méditerranée. Pour Michael Ayari, senior analyste chez International Crisis Group, « le bloc parlementaire (Al Karama), qui a poussé la motion à une relation névrotique avec l’Occident en général et la France en particulier ». Il précise que « son message visait surtout les destouriens (héritiers de Bourguiba), faisant référence à l’après-indépendance, au conflit qui opposa le président Bourguiba et Ben Youssef ». De l’usage de la France à des fins de cuisine politique interne.
Les Affaires étrangères, le pré carré du président ?
Kaïs Saïed ne s’est pas exprimé au sujet de cette motion. Ayari balaye en trois phrases la question en légitimité du Parlement : « Quand la Constitution stipule que le président de la République est responsable de la défense et des affaires étrangères, ça ne veut pas dire qu’il ne doit pas rendre des comptes au Parlement, car constitutionnellement, celui-ci peut le destituer, ce qui prouve qu’il est responsable devant l’Assemblée. » « Chaque année, lors du vote de la loi de finances, les députés votent le budget de tous les ministères, y compris ceux de la défense et des affaires étrangères, les ministres viennent en séance plénière répondre aux questions des députés, la discussion de la loi des finances est donc politique, elle n’est pas que technique », insiste Ayari, pour lequel « il n’y a pas de contradiction, cela relève de leurs prérogatives ».
Des excuses officielles de la France ?
Dernier point, « rappelons que le rapport final de l’Instance vérité et dignité (IVD), la justice transitionnelle mise en place après l’installation de la démocratie, a demandé à la France de présenter des excuses par rapport à la colonisation », poursuit Ayari. Kaïs Saïed a d’ailleurs reçu l’ex-présidente de l’IVD, Sihem Ben Sedrine, le 16 juin. En 2017, Emmanuel Macron avait déclaré lors d’une visite officielle en Algérie que la colonisation « c’est un crime. C’est un crime contre l’humanité. C’est une vraie barbarie, et ça fait partie de ce passé que nous devons regarder en face en présentant aussi nos excuses à l’égard de celles et de ceux vers lesquels nous avons commis ces gestes ». Pareilles paroles seront-elles prononcées à l’égard de la Tunisie, qui a vécu sous le statut du protectorat (officialisé par le traité du Bardo signé en 1881, aboli le 20 mars 1956) ? La question n’est pas taboue pour Emmanuel Macron. Question de génération et de construction intellectuelle.
24 heures pour parler Libye et aides financières
Lundi, Kaïs Saïed s’envolera pour Paris. Au menu : un entretien entre les deux délégations puis un autre, plus resserré entre les deux dirigeants. Le soir, un dîner officiel. Le lendemain, une visite à l’Institut du monde arabe. Kaïs Saïed devrait également rencontrer des Tunisiens de la diaspora particulièrement remontés contre l’augmentation soudaine des frais de passeport et autres à leur égard. Deux dossiers sont prioritaires : la Libye et l’aide à une Tunisie économiquement exsangue. Le premier dossier mobilise également Alger. La percée des Turcs dans la Tripolitaine et des Russes dans la Cyrénaïque a bouleversé la « sieste diplomatique occidentale » selon l’expression du chercheur Jalel Harchaoui. La France, en jouant sur les deux tableaux, soutenant le gouvernement reconnu par la communauté internationale tout en armant le maréchal Haftar qui voulait sa destruction, a des explications à fournir. L’ADN de la diplomatie tunisienne depuis la présidence Bourguiba repose sur la neutralité. On parle à tout le monde (excepté Israël), on ne prend pas position, on respecte le droit international. Le pays partage près de cinq cents kilomètres de frontière avec la Libye. Depuis l’année 2011, l’année des révolutions arabes, Tunis souffre de l’arrêt du commerce avec le voisin libyen. Elle a perdu plusieurs milliards tout en accueillant près de 800 000 réfugiés qui fuyaient la guerre en 2011. La Tunisie a payé un prix très élevé dans ce conflit qui semble sans fin et qui s’est internationalisé à outrance. Second gros dossier : le soutien financier de la France à la Tunisie. Des salves d’annonces sont dans les tuyaux. Il faut soutenir la jeune démocratie en ces moments de crise économique mondiale.
Les silences de Kaïs Saïed
Depuis son arrivée à Carthage, le palais présidentiel s’est fermé aux journalistes. Son nouveau locataire parle peu – euphémisme. En interne, on explique qu’il parlera à la presse internationale seulement après la création d’un pool de journalistes tunisiens accrédité à Carthage. Comme l’Élysée le fait. Il devrait profiter de ce voyage à Paris pour fendre l’armure du silence. Ce nationaliste-arabe demeure le personnage politique le plus populaire de son pays avec 51 % d’opinions favorables selon l’Institut Emrhod. Le suivant n’obtient que 12 %… Pour Nébil Belaam, son président, « on ne sait pas s’il joue avec le temps, ou bien si c’est sa nature qui est ainsi, je pense qu’il faut se donner encore six mois pour se prononcer sur sa force de frappe et sur sa capacité à changer les choses ». Éléments de réponse à Paris ? Réponse lundi.
Benoit Delmas-Lepoint-fr